03/04/2017

Tranche de vie au hasard des pages. 

Fredo 

  On le rencontre au fil des pages, se protégeant sous des couches de vêtements usagés comme une sorte d'oignon ambulant et odorant. Fredo pousse un chariot déglingué contenant ses seules richesses glanées ça et là, au hasard de son errance. Il ne vous parlera jamais, non pas qu'il soit taciturne ou muet mais il ne peut plus; alors peut être acceptera t-il de s'adresser à ces semblables grâce à une ardoise magique. Il ne rechigne pas à avoir de la compagnie à condition que l'on ne s'apitoie pas sur lui. Sa fierté est son unique rempart contre la stupidité humaine. Mais qui est-il en fait ? Nelson Valbo sera le seul à vraiment s'intéresser à lui sans arrière pensée. Mais, remontons l'échelle du temps et changeons de région. En réalité, Fredo ne s'appelle pas Fredo et il n'est pas une « figure » des Pentes, à la Croix-Rousse. Non, cet homme a eu une autre vie et hélas, une autre destinée. 

« Aller casser du boucaque » 

  La mort de James D., un soir de beuverie au Havre, est une « correction » infligée à un « boucaque », mélange de bougnoule et de macaque, qui n'avait pas à passer par là. La triste fin de cet homme originaire de l'île Maurice de 23 ans sur la plage « du bout du monde » à Sainte-Adresse, a été élucidée huit années plus tard, après les révélations à la police de Michel H., un « jeune » de la bande à l'époque.
Ce 18 juin 1990, des skinheads du Havre et de Paris se retrouvent à trente devant l'église du quartier de Sanvic, achètent des packs de bière et des bouteilles de rhum dans un supermarché, puis filent au bunker sur la falaise en face du fort de Sainte-Adresse. Circuit habituel pour une bande de traîne lattes désœuvrés. Le soir, les voilà bien imbibés, qui descendent sur la plage dans un bar s'envoyer encore des bières. Selon Michel, le chef du groupe, Joël G., donne le signal du départ: 
« On bouge, pour aller casser du boucaque. » 
Il interdit aux deux mineurs, âgés de 15 ans, de sortir. Michel et le nommé « Cafard » restent. Les autres, K., C., Poisson, Mammouth et trois filles suivent G. .

« Faire trempette ». 

  Du bar, Michel observe le manège des dix qui se dirigent vers la digue. « Trois garçons reviennent sur le parking pour prendre un sac dans le coffre de la voiture de G. », puis rejoignent le groupe. Au bout d'une demi-heure, tout le monde réintègre la Bodega, hilare. G. lance: 
« On s'est bien marrés, il a bien picolé, celui-là, avant de faire trempette. » 
L'agression taraude l'esprit du plus jeune jusqu'au 10 avril 1997. Ce jour-là, Michel, qui a témoigné dans une autre affaire de crime raciste, dépose plainte au commissariat pour menaces de mort à cause de coups de fil. En gage de sa bonne foi, le « repenti » oriente les policiers sur « l'histoire d'un Pakistanais ». Dans les archives, les enquêteurs trouvent trace de la mort classée sans suite d'un étranger, un certain James D., né le 11 juillet 1966 à l'île Maurice, décédé le 3 juillet 1990 au Havre, de façon atroce. Un médecin de Sainte-Adresse avait trouvé devant sa porte un jeune homme qui « se tordait de douleur, de la bave sanguinolente aux lèvres ». À l'hôpital Monod, James D. avait parlé d'une agression violente, d'une boisson bizarre avalée de force. Avant de plonger dans le coma. Et de succomber, seize jours plus tard, de ses brûlures à l'estomac. Selon l'autopsie, la mort fut causée par l'ingestion d'un produit caustique indéterminé.
Aiguillés par Michel sur la piste des skinheads, souvent désignés par des noms de guerre et éparpillés aux quatre coins de France, ­ Paris, Bordeaux, Perpignan, Le Havre ­, les policiers ont mis une année à démasquer les meurtriers. Le 12 juin 1998, six suspects ont été mis en examen par le juge Christian B., du Havre, pour l'homicide de James D. .

Empoisonnement. 

Régis K., 33 ans, maître-chien, et Joël G., 30 ans, crient à la « dénonciation calomnieuse », sont accusés d'empoisonnement. Pascal L., 31 ans, qui nia et déclara être « absent ce soir-là », Cédric H., 29 ans, Carmen V., 31 ans, qui « n'a rien à voir avec ça », et Elodie L., 24 ans, sont soupçonnés de complicité. Les quatre garçons ont été écroués, les deux filles placées sous contrôle judiciaire. Me Dominique T. se constitua partie civile pour la famille de James D., ainsi qu'une association antiraciste.
Régis K. et Joël G. sont des lieutenants d'un inconditionnel de la batte de base-ball qui a monté un groupe nationaliste à Paris en 1987 et a soutenu le Paris-Saint-Germain. Carmen V. fabrique alors un fanzine avec Elodie et Greg, le chanteur d'un groupe de heavy métal. Son compagnon G. et K., « partisans du pouvoir blanc », traversent Le Havre « déguisés en grands chefs du Ku Klux Klan », se réunissent pour monter un groupe KKK, « organisent les trajets sur Paris pour aller à des manifs nationalistes, contre rémunération.

Une bière au drôle de goût. 

  Embrigadé par K. dans Blood and Honour, C. a rapporté aux enquêteurs la scène du crime. « Assis sur la digue, on a vu passer un bien bronzé qui se promenait vers la mer, pas noir ni maghrébin, mais comme un Pakistanais. On l'a insulté, traité de sale boucaque: 
« Retourne dans ton pays. » 
« Il n'a rien dit. On lui a barré la route, on l'a entouré et bousculé. On le provoquait pour obtenir une réaction de sa part. Il voulait partir mais ne se défendait pas. On attendait qu'il se rebiffe pour le frapper. Les chefs ont décidé qu'on allait le forcer à boire. Il a vidé une bière sans rien dire. C'est la première fois qu'on faisait ça. On n'avait pas pour habitude d'user de la bière pour un boucaque. Comme il avait accepté une bière normale, G. et K. ont eu l'idée de lui en préparer une autre, ils se sont absentés quelques instants. Mort de trouille, le gars avait du mal à boire la deuxième bière, il faisait la grimace, il se plaignait qu'elle avait un drôle de goût. » 
G. et K. répondaient: 
« Mais non, c'est rien, elle doit être éventée. Soit tu la bois, soit on te tabasse. Finis ta bière, et on te laissera partir. Le mec l'a toute bue et a cherché à s'en aller. Le ton est monté, et on l'a balancé à l'eau par-dessus la rambarde. Il est remonté sur ses jambes vers la plage, trempé. » 

Pas de personnes étrangères. 

  Aujourd'hui, C. refuse de confirmer au juge ce long récit qu'il aurait livré « sous la pression de la police ». Elodie L., elle, maintient ses aveux. Cheveux rasés sur le côté, petite queue-de-cheval, tatouée, elle est restée en retrait avec C. et C.: 
« Notre rôle à tous les trois a été d'empêcher le gars de se barrer. » 
Pascal L. fut « l'un des gros bras qui maintenaient le gars », et Joël G., « l'un des instigateurs de la correction » avec Régis K., qui « a tendu la nouvelle canette de bière décapsulée au black »: 
« Ils n'admettaient pas de personnes étrangères au groupe sur leur territoire, même simplement de passage. L'intrus était prié de s'en aller. Si, en plus, il était bronzé, il avait droit à une correction. » 
  Sa copine Carmen V. prétend qu'elle est hors du coup. Mais, ex-femme de Joël G., chef de la bande du Havre avec Régis K., elle a raconté toutes leurs sales histoires. 

Chat égorgé. 

K. et G. raffolent d'un « petit cocktail à base d'eau chaude, d'absinthe et d'alcool à 90° ». Carmen, qui aime le whisky, a goûté leur mixture et a souffert de brûlures d'estomac. Elle dépeint les autres en tortionnaires. G. l'a frappera souvent les soirs de beuverie, « cocards, bleus et autres », et lui cassera la jambe, d'un coup de pied au tibia. K., lui, « aimait faire souffrir les animaux ». Un jour, il a mis « son rat dans une bouteille d'eau-de-vie pour le tuer ». Une autre fois, il a égorgé un chat en forêt de Montgeon pour manger son cœur, une sorte de messe noire. James D., le pauvre « boucaque » échoué sur la plage « du bout du monde », a avalé leur breuvage mortel, un mélange de bière et de soude, ou d'acide, ou peut-être d'eau de Javel.
Il est à signaler que S., Régis K. et Joël G. ont été condamnés ensemble pour l'agression de Karim D. à Paris en 1990 sous l’œil des caméras de la 5. 
Seul les noms des protagonistes ont été supprimés. Le personnage de Fredo est largement inspiré de celle de la victime ainsi que de son agression. 

Sur ce... à bientôt, pour une prochaine autopsie ! Bonne lecture. 

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